Feuilleton – De l’or et du sang – 2

Publié par lalettrealulu le

Résumé de l’épisode précédent

À quelques semaines des élections municipales, deux prostituées, Résille et Neuf-Trous, trouvent en pleine nuit un noyé dans le bassin supérieur de la fontaine de la place Royale. Tout fait penser à un accident éthylique. Les journaux s’emparent de l’affaire avec une perspicacité variable. Deux faits leurs échappent : une silhouette noire et claudicante s’éloignait dans le brouillard au moment de la macabre découverte ; le petit poing serré du cadavre contenait un bout de papier. On pouvait y lire : « Je vous annonce du sang, je vous promets de l’or ».

Joey’s not dead

C’était à Nantes, au conseil municipal, quelques jours après la mort de Joey Ramone. Jean-Marc Villain, le maire fraîchement réélu pour la deuxième fois en était plus affecté qu’il ne l’aurait cru. Tout ceci n’était pas si loin, et encore vivant : l’époque où les yeux cachés par de longs cheveux blonds et des lunettes noires, vêtu d’un t‑shirt sale, d’un perfecto trop court et d’un jean déchiré, il hurlait gabba gabba hey gabba gabba hey quand les Ramones chantaient I don’t wanna be a pinhead no more. Puis il y avait eu l’élection à la mairie de Saint-Jupien en 1977, les costumes et les cravates et un dernier concert, en catimini, le 31 décembre de la même année, au Rainbow Theater à Londres. Mais Sheena, Judy et Rockaway Beach n’avaient jamais vraiment quitté le cœur resté sauvage de l’homme public.
Jean-Luc Hélafot, candidat battu de l’opposition, rendait lui aussi hommage, sans le savoir et à sa manière, aux Ramones en entamant une bavarde variation sur une de leurs dernières chansons, I got a lot to say I can’t remember now. Emporté par ses souvenirs, le maire, qui commençait à dodeliner de la tête en chantant (intérieurement, bien sûr) : happier happier all the time shock treatment i’m doing fine, aurait fini, qui sait, par se lever en pogotant et en hurlant gimme gimme shocktreatment. Mais un cri, bref et saisissant, venu de l’escalier qui mène à la salle du conseil l’en préserva, en même temps qu’il figeait tous les conseillers municipaux. Un huissier paniqué pénétra dans la salle du conseil, le teint livide et la redingote défaite : « Il est mort, il est mort ».


Et en effet, sur les marches, gisait un homme aux vêtements déchirés. Un couteau était fiché profondément entre ses omoplates. La lame tenait une feuille de papier où était écrit, en gras et en capitales : « Je vous annonce du sang, je vous promets de l’or ».


De l’intérêt des études de lettres



Vendredi était une jeune fille ravissante, et seule. Son singulier prénom en était la cause. Quoique jeune, elle ne comptait déjà plus les garçons qui lui disaient ou lui écrivaient « je veux être ton Robinson ». Certains même ne se privaient pas de lui vanter leur grosse, pensaient-ils, île déserte. C’était le plus sûr moyen d’éloigner Vendredi. Car si elle portait ce doux prénom, c’était parce qu’elle était née le lendemain du jour où son père terminait une monumentale étude sur Le nommé Jeudi de G.K. Chesterton. Vendredi vénérait son père, d’autant plus qu’il était mort. Toute référence, rapportée à sa personne, à Daniel Defoe était donc pour elle le signe de l’incapacité des garçons à rivaliser avec la figure masculine qui l’avait tant marquée. Elle-même connaissait par cœur les aventures de Gabriel Syme, lancé à la poursuite des dangereux anarchistes dirigés par le nommé Jeudi. Qu’on puisse les ignorer lui paraissait inconcevable.

Elle était étudiante à la faculté de Nantes, où elle terminait, sous la direction du professeur Patrick Souvestre (coïncidence qui l’enchantait) une thèse sur Fantômas.

Habitant cours des 50-Otages, elle passait quotidiennement devant l’hôtel de ville. Ce jour-là, l’affluence de badauds et de policiers attira son attention et elle se mêla à la foule. Elle apprit les circonstances du crime et, à sa grande stupéfaction, la curieuse prédiction écrite sur le papier sanglant. Car cette phrase, cette phrase aux échos sinistres, elle la connaissait. Rebroussant chemin en toute hâte, elle rentra chez elle et sans même refermer sa porte derrière elle, se précipita sur sa bibliothèque. Elle y prit un livre, le feuilleta fiévreusement. C’était bien là, page 44 de son édition du Train perdu : « Je vous annonce du sang, je vous promets de l’or…». Et cette phrase, dite « d’une voix basse qui pourtant résonnait étrangement dans la nuit », c’était Fantômas qui la prononçait !

Devant l’hôtel de ville, une clocharde, à qui plusieurs manteaux enlevaient presque forme humaine et qu’un boitement faisait surnommer La bancale, était montée à grand-peine sur les grilles. Elle marmonnait en direction d’une foule mal contenue par la police municipale : « Il revient, il revient ». Mais personne ne prenait garde.

À relire

Le premier épisode de De l’or et du sang