Désirée, ou la vie en pente

Publié par lalettrealulu le

Gourbi et orbi

Malgré le pillage régulier de ses biens mobiliers, cette clocharde tenace tient le bas du pavé depuis trente ans. Il serait temps de lui remettre une médaille.

La revue de La Cloche pourrait en faire sa star. Désirée détient un record. Celui de plus vieille cloche de Nantes. Mais elle ne le carillonne pas à tous vents. Elle résiste du mieux qu’elle peut à la rectification sociale. Sa ténacité à demeurer sur le pavé, contre vents de nettoyage et marées de brimades discrètes, en fait une rebelle dans toute sa dignité et une sacrée femme d’affront. Elle n’est d’ailleurs pas SDF. C’est une domiciliée de la rue. On l’a longtemps aperçue dans un invraisemblable gourbi de carton et un copieux fourbi de bouts de n’importe quoi, glanés sur les trottoirs avant le ramassage des poubelles. Elle avait élu domicile auprès de l’École des Beaux-Arts et de la Mairie. Jusqu’à ce que de zélés services municipaux installent de belles grilles pour enfermer son coin de trottoir. Comme si on pouvait mettre un coin derrière des barreaux. La bernique a quitté ce rocher-là. La propreté d’une ville s’accommode mal de l’étalage des rebuts humains. Surtout quand ils se piquent d’installation sans permis de construire, au mépris des usages, des impôts fonciers et des taxes d’habitation.Désirée, la femmes aux cartons, s’appelle en fait Désirée Le Barbier. Née en octobre 1931. Une vie qui commence par l’orphelinat.

À Pontivy, chez des bonnes sœurs qui tentent de lui inculquer la couture. Un apprentissage alors classique pour les femmes de peu. L’orphelinat, elle le quitte en 1949. Employée de maison pour un industriel nantais, près de la place Canclaux. Quand elle raconte sa vie, aux rares à qui elle fait confiance, elle saute en 1971. Quand elle se retrouve à la rue, expulsée de son appartement, quatrième étage, au 4, rue Fénelon. Une dette de copropriété, croit-on savoir à la Ville. Depuis, elle ne s’est fixé qu’une idée, y retourner. Le refus de cette expulsion en fait une bernique de trottoir. Quand la Ville s’en débarrasse à coups de grilles scellées, elle réinstalle un campement de bric et de broc dans le bas de la rue du Calvaire. Et pour finir dans l’Ilot Sully, un ensemble immobilier devant le pont St Mihiel. Le terrain vague d’il y a dix ans s’est construit autour d’elle.

SDF à domicile fixe

Elle en a été déplacée quatre fois, mais continue à entasser des bricoles, couvrant sa maison précaire de bâches de fortune. À certains moments, son domicile fixe s’étend sur une trentaine de mètres carrés. Une menace pour la cote immobilière du quartier.

Les riverains se plaignent. Elle n’agresse pourtant personne. « Pas dangereuse », confirme la mairie. Elle sort la nuit pour chiner dans la rue, charger sa poussette d’un formidable fourbi. Elle refuse les propositions de relogement de la Ville. Dans l’îlot Sully, elle se fait régulièrement spolier de tout ce qu’elle a. Au petit matin, les services de répurgation viennent répurguer sans autre forme de procès, lui piquent tout son bazar, y compris ses gamelles, ses bassines, ses couvertures. La propreté publique est à ce prix. En juin dernier, elle a même été internée à l’HP mais les barjologues l’ont relâchée. Elle perd, c’est vrai, parfois la boule, souffre de délire de la persécution, déblatère sur un complot contre la femme de quarante ans, son âge quand on l’a virée de son appartement. Mais pas de quoi valoir une camisole chimique et un enfermement. « Il faudrait qu’un psy la suive sur place, mais à Nantes, ils refusent de se déplacer pour les SDF. Il faut un domicile, une adresse », explique un permanent du Samu Social.

Vingt chats colocataires

Elle vit avec une vingtaine de chats, reçoit de quoi manger, bouteilles thermos de soupe déposées par des voisins, ou la maraude des Restos du Cœur qui passe. Elle bouge beaucoup moins, de peur qu’on lui prenne, en son absence, tout ce qu’elle a accumulé. Parfois, c’est une « opération coup de poing », dit une employée de mairie, avec une benne de la voirie, la protection de la police. Pire qu’une expulsion, c’est une éradication de son abri. Pour éviter ce ramdam, les éboueurs lui piquent ses affaires peu à peu. Sa dernière implantation, un cul de sac entre deux immeubles, lui a été ravi par la construction d’une canisette. Les chiens valent mieux qu’une clocharde. Dégage Désirée. Elle s’est poussée de quelques mètres, implantée sur un trottoir en pente, d’à peine deux mètres de large menant à un parking. La vie en pente à soixante-dix balais. Du balai, la vieille. Mais la dame s’accroche. Une bernique, on vous dit.