Messieurs les étrangers, tirez-vous les premiers !
Pour pas fâcher les gars d’chez nous, ce sont les gars de pas d’chez nous qui doivent gicler d’abord aux Chantiers de l’Atlantique. La mise en chantier de la dérèglementation sociale a ses priorités.
Dehors, les métèques, les exogènes, les cosmopolites. Raus les pas-de-chez-nous ! Ce quasi discours de préférence nationale est tenu sans vergogne aux Chantiers de l’Atlantique. L’heure est au démontage quelques mois après ce « montage exotique»*, nom de code d’une opération d’un recours aux prolos au rabais, importés temporairement des « pays à faible coût de main‑d’œuvre », comme on dit pour habiller de neuf l’exploitation mondiale.
Il faut donc rassurer l’ouvrier français. Ces ressortissants étrangers ne sont là que pour les coups de bourre. Après les « pics d’activités », ils seront rapatriés. Alstom précise même : « Il est donc « positif » pour le bassin local que les pics de charge n’aient pas été assurés par du personnel local. » Vive la France. Baisse de charge ? Les premiers à écoper seront ces étrangers, déjà employés à la bonne franquette ultra libérale, amplitude de travail hebdomadaire illégale, 60 à 80 heures parfois, salaires au rabais, passeports confisqués. La croisière, ça m’use. Au passage, la mise en place d’un emploi précaire tire les standards vers le bas, que l’on répercutera sur les Français, intérimaires et salariés des sous-traitants, en cas de reprise des commandes.
Flexibilité sans frontières
Outre l’aveu de l’utile flexibilité d’ouvriers précaires étrangers, que ni le discours ni la réalité ne ménagent, Bruno Lefebvre, sociologue à la Fac de Nantes, y voit « un message à destination des partenaires, élus locaux des collectivités que l’on sollicite pour des subventions d’infrastructure, darses à créer, grands travaux d’entretien… Il est important de conserver la confiance durable de ces élus. C’est une question de gestion du financement industriel ». La sous-traitance permet de ne pas investir, ni d’embaucher.
Bruno Lefebvre, qui s’est fait de la sous-traitance un objet de travail** constate qu’émerge une nouvelle classe ouvrière, une « nouvelle forme de salariat bénéficiant de dérèglementation dans un réseau international », une « vraie main‑d’œuvre nomade » constituée d’expatriés passant d’un chantier à l’autre, dans la navale, le nucléaire, les raffineries… Une réponse rêvée aux récessions d’activité. Bonjour souplesse. Au Médef, on adore. D’autant que le système permet « l’exploitation de vides juridiques à l’interface du droit commercial et du droit du travail » et « la sous-traitance des risques économiques et juridiques », notamment auprès des pays sous-développés d’Europe ou du Tiers-Monde.
Tension chartérielle
Mais chez Alstom Marine, on n’est pas des brutes. Une « charte de progrès social » garantit que les patrons des sous-traitants sont des chics types qui respectent scrupuleusement le droit du travail, la sécurité, la légalité, les conventions collectives. Les syndicats ont signé ce document de 14 pages en avril 2002. Mais il n’était pas applicable pour autant. Il aura fallu plus d’un an, et les révélations de quelques grèves pas très glorieuses pour le maître des lieux, avant qu’Alstom ne daigne la mettre en vigueur. Officiellement, c’est donc pas bien du tout de confisquer les passeports, de gruger les salariés sur leurs amplitudes de travail, les heures sup, la tambouille et l’hébergement défalqués d’autorité sur leur paie, voire de ne pas payer du tout son petit personnel.
Droit réservé
En fait, ce code de bonne conduite vaut permis à tout faire : Alstom y promet bien de mettre en place « progressivement » des audits réguliers des pratiques sociales des coréalisateurs et promet « carton jaune, puis rouge si le tir n’est pas rectifié » à ceux qui bafoueraient les recommandations. Mais la charte fait les gros yeux : « En cas de non respect de ses obligations en matière sociale, Alstom Marine se réserve le droit de réexaminer ses relations commerciales et contractuelles » avec un sous-traitant. Réexaminer. Il y a de quoi trembler. D’autant que ces éventuels futurs audits ne seront pas une priorité dans un chantier spécialisé dans la chasse aux surcoûts de production. Énervé lors d’une réunion avec les syndicats et le sous-préfet, le DRH Philippe Bouquet-Nadaud a lâché : « Trop de contraintes tuent la performance et trop de contrôles tuent l’efficacité. » Le cri du cœur.
Cette attitude « morale » prônée par les industries recourant à la sous-traitance est hyper tendance. « C’est une technique de communication, constate Bruno Lefebvre. Ces chartes n’ont aucune valeur juridique, aucun réel engagement. Ce ne sont que des préconisations, des codes de moralité, où l’on lit par exemple que chaque sous-traitant ne doit pas avoir recours à plus de 30 % d’intérimaires. Ce qui n’est jamais contrôlé. Si les conventions collectives en vigueur en France s’appliquaient, il n’y aurait aucun intérêt à aller chercher ces étrangers.»
Contournable droit du travail
À Sup de Co (« Audencia », pardon), à une dizaine de mètres du bureau du sociologue, les profs des managers distillent le credo libéral. Comme André Sobczak, enseignant chercheur en droit et fiscalité, spécialisé dans ces « codes de conduites » au sein des réseaux de sociétés, vus comme un « nouveau modèle de régulation des relations de travail pour les entreprises européennes », et concurrençant avantageusement ces contrats de travail et ce « droit du travail traditionnel, souvent mal adapté aux transformations de l’organisation de l’entreprise»***. Même si ces codes de bonne conduite « posent des problèmes de légitimité, mais également d’efficacité, leur valeur juridique restant souvent incertaine », il est temps de considérer le travail salarié comme obsolète, et le remplacer par des contrats de droit commercial « afin d’échapper aux contraintes imposées par le droit du travail étatique », avoue-t-il. La sous-traitance et la main‑d’œuvre métèque, voilà la solution. On n’a que des ennuis avec ces lois archaïques. Rem-plaçons-les par des engagements qui n’engagent à rien. Et celui qui ne le respecte pas a un gage.
* Lulu n°35, décembre 2001 : « Les chantiers pris la main-d’œuvre dans le sac ».
** Il prépare sous ce titre La sous-traitance, un livre à paraître à l’automne aux Presses Universitaires Libres de Bruxelles.
*** Dernier annuaire des publications des enseignants, Audencia, 2003.