Un pont roulant de questions
Sulfure d’arsenal
La mort à l’arsenal d’Indret de cet ingénieur civil est plus illisible qu’une équation à multiples inconnues. Une équation que personne ne sait résoudre.
Celui avec qui elle partageait sa vie est mort par surprise, et Annick Le Saux n’a rien compris. Le 12 janvier 1998, André Rigault n’est pas revenu de l’arsenal d’Indret. Il y est retrouvé mort dans des circonstances mystérieuses. C’est une patrouille de nuit qui butte vers 20 h sur son corps, sans vie sur le béton du centre d’essais, une grande nef encombrée de machines et de moteurs en phases de tests. André Rigault est déjà mort depuis deux heures, au moins. Un médecin du Samu constate une plaie à la tête, et un bout de corde autour du cou. L’autre morceau de la corde est accroché à dix mètres au dessus, à un pont roulant auquel on accède par une échelle métallique. Selon les gendarmes qui concluent au suicide, l’ingénieur aurait grimpé jusqu’au dessus du pont roulant, y aurait fumé deux Gitanes, enlevé sa veste, déposé badge de pointage, montre, porte feuille, et disposé tous ces objets et les deux mégots soigneusement, à égale distance. Tout ça dans le noir puisqu’à cette époque de l’année, il fait nuit à 17 h 30. Puis, il aurait installé la corde pour se pendre avant de se lancer dans le vide. Le scénario tombe alors sur le plus improbable : la corde se sectionne lors de la chute. Le pont roulant ne présente qu’un léger débord de tôle, aucune arête suffisemment coupante pour entailler la corde.
Aucun des procès verbaux des pompiers volontaires de l’établissement et des gendarmes ne signale comment est vêtu le corps. Seul le médecin du Samu qui le déshabille pour l’examiner indique qu’il portait pantalon et veste de travail, et note “obstacle médico légal” sur le certificat de décès, la mort ne lui paraissant pas naturelle. Ce qui aurait dû amener la justice a regarder de plus près ce supposé suicide sur le lieu de travail en tenue d’ouvrier, avec une corde qui ne tient pas le choc. Aucune autopsie n’est pourtant ordonnée par la justice, qui refuse de plus la demande d’un tel examen, faite par la compagne de l’ingénieur. Les observations du corps sont vite expédiées, ne permettant pas de déterminer ni les causes ni l’heure exacte de la mort.
La seule opinion des gendarmes suffit. L’affaire est rapidement classée sans suite. Dans un établissement sensible, œuvrant pour la Défense nationale, la mort étrange d’un cerveau ne perturbe pas plus que ça l’institution. Les enquêteurs de la DST, la très discrète police de surveillance du territoire, sont là dès le lendemain. Ils ne remettent même pas leur rapport à la justice.
Rien dans la vie d’André Rigault ne laissait présager une quelconque fragilité psychologique. Pas de médecin traitant ni de médicaments. Pas un seul message personnel laissé à ses proches, sa compagne et leur fils, âgé de 14 ans. Juste un fichier texte sur son ordinateur à son bureau, donnant des directives techniques pour récupérer et enchaîner sur ses travaux en cours. Le matin, tout a paru normal à ses collègues de travail. Il charge même sa carte de crédit de cantine, pour tous ses repas de la semaine. Quand Annick Le Saux récupère les affaires personnelles d’André, il man-que la chemise, le pantalon, ses sous-vêtements, son porte-monnaie. Dans le cartable qu’on lui remet, elle croit distinguer des taches de sang. D’où proviendrait ce sang ? Mystère.
À 42 ans, cet ingénieur civil vivant dans ses équations différentielles, élaborant des lois de simulation est du genre discret, peu expansif. À Indret, c’est une tête, un matheux de haut niveau. Manifestement, il n’est pas ravi de travailler pour l’armée. “Il n’était pas prêt à s’engager pour des militaires contre ses idées. Lui a‑t-on proposé un travail douteux ? A‑t-il saboté son travail ?”, dit Annick Le Saux qui ne sait pas comment faire le deuil d’un mystère. En l’absence de la moindre réponse, elle en arrive à se demander si suicider ne serait pas un verbe transitif.