Gros sur la patate
La ferme !
Deux maraîchers du sud Loire sarclés par la structure solidaire censée les aider.
Il ne faut jurer de lien.
La terre légumière est parfois très amère. Deux paysans bio ont mordu l’ornière, malgré l’aide de la structure solidaire Terre de liens, alias TdL, « mouvement citoyen » qui a acheté les terrains pour qu’ils puissent y travailler. Vincent Ravard, installé en 2012 à La Chapelle-Basse-Mer, Léandre Langeard en 2016 à Gorges… Mais le soutien du mouvement qui vise à « préserver les terres agricoles, faciliter l’accès des paysans à la terre et développer l’agriculture biologique et paysanne », s’est arrêté dès l’acquisition des champs.
« Une fois le bail signé, on reste tout seul, il n’y a pas de suivi, Terre de liens s’efface, et les loyers de fermage sont encaissés par la société foncière*, devenue une grosse machine nationale, qui perd le lien entre les épargnants et les fermiers », expliquent-ils. Avec la société d’investissement, basée dans la Drôme, le lien distendu tourne au silence radio. « On n’a de lien qu’avec un salarié de Terre de liens qui ne fait que remonter nos questions aux administrateurs, sans aucune capacité à répondre. À l’ouverture, j’ai voulu inviter des gens qui ont aidé financièrement à l’achat de la ferme, mais je n’ai pas eu accès au listing des épargnants. Aujourd’hui à nouveau, je voudrais pouvoir communiquer librement aux personnes qui ont apporté des fonds à mon projet, leur expliquer les raisons de mon arrêt… », soupire Léandre. La cagnotte ouverte au lancement du projet récolte en moins d’un mois 70 000 € dont moins de la moitié a été dépensée par la foncière. Le reste ? Mystère. Contactés, les administrateurs régionaux ont laissé leur salarié donner seul cette explication : « Il y a une incompréhension : Léandre n’est pas propriétaire de cette épargne solidaire, que les sociétaires choisissent de flécher localement ou nationalement, note Tanguy Martin, médiateur foncier à TdL Pays de La Loire. Quant au propriétaire [la foncière], il n’a aucune obligation légale ou morale à faire des travaux si le contrat de départ ne le prévoit pas. »
Fermage râpé
À la signature du bail, Léandre reçoit une facture de 500 € : « Je croyais que c’était le fermage, mais non, c’étaient des « frais de mise à bail » pour le montage du dossier. J’en avais jamais entendu parler. Un mois de revenus pour moi… »
Les deux triment jusqu’à l’épuisement, gagnant une misère. Ils veulent arrêter, avant la fin de leur bail. Nouveaux ennuis. « On n’est que locataires, et c’est pourtant à nous de trouver des repreneurs », dit Vincent. « Mais, ajoute Léandre, c’est la foncière qui valide (ou pas) la reprise, laissant à la charge du paysan la revente de ses actifs, qui n’ont dès lors plus la même valeur qu’un outil de travail « roulant »… Aujourd’hui, je démantèle la ferme que j’ai créée… » « Les actifs de la ferme, matériel, semences, ce n’est pas de notre ressort », dit Tanguy Martin.
Pour Léandre, TdL vend du rêve, vante la création de fermes bio, alternatives à l’accaparement des terres, mais reste inerte face aux complications économiques ou aux refinancements de projets déjà lancés. « On n’a pas droit de regard sur la gestion et on ne peut pas obliger les fermiers à rendre des comptes, ce serait du paternalisme. Mais on est désolés pour Vincent et Léandre », dit Tanguy Martin.
Vétusté à louer
« Le portail du hangar ne pouvait plus ouvrir, l’eau gelait dans le bâtiment, l’électricité était obsolète, les vitres pétaient, tout bougeait, c’était dangereux, explique Vincent. Il m’a donc été interdit de l’utiliser, mais rien n’a été déduit du fermage annuel. La foncière a promis d’en reconstruire un neuf, mais tout l’aménagement était à mes frais. » Pour arroser, l’eau de Loire est captée à distance, mais le compteur était vieillissant, la canalisation vétuste. « Là aussi, c’était à moi de payer les travaux : 5 000 €. Impossible. On porte les risques du proprio avec les désavantages du locataire. » Même s’ils ne détiennent pas les terrains, le bornage, le notaire, une part de la taxe foncière sont réglés par ces paysans.
Message d’erreur
Cet hiver, épuisé, démoralisé, Vincent a craqué. « J’arrête, ras l’cul ! ça m’a détruit. » Fin janvier, il est devenu formateur à la chambre d’agriculture, son exploitation en dépôt de bilan, le matériel attendant d’être vendu aux enchères pour combler les dettes. Léandre avait bien trouvé deux repreneuses mais le dossier a échoué, pas vraiment étudié par TdL, malgré des engagements pris. Il a cessé son activité au 31 décembre, et va tenter de négocier l’abandon des dettes à la banque. Un immense gâchis, ne serait-ce qu’humain. « Il y a six ans, l’installation s’est faite dans une certaine euphorie. Sans les conditions sine qua non : des bâtiments, l’électricité sur place, et l’accès à l’eau potable pour l’irrigation et laver les légumes. Sur cette ferme, le bon sens aurait dû dire qu’il ne fallait pas lancer le projet », dit son voisin Jacques Chauviré, maraîcher sur une ferme assez similaire. Pour Tanguy Martin, « s’il y a eu erreur d’appréciation sur la viabilité de la ferme, elle a été de tous les acteurs de l’installation, institutionnels, bancaires, et alternatifs, dont Tdl. »
« Je n’avais pas beaucoup d’apport personnel au départ, et je voulais montrer que tout le monde pouvait s’installer avec quasi zéro moyen financier. Si on veut réellement recréer un tissu paysan qui nourrisse localement la population, et pas juste préserver quelques fermes pour faire beau dans le paysage, il faut ouvrir cette voie… Je pensais que TdL s’inscrivait dans cet objectif », dit Léandre qui a été administrateur de Terre de liens Pays de la Loire avant son installation. Plus de deux mois après son arrêt d’activité, comme si de rien n’était, le site de Terre de liens sollicite toujours les particuliers pour financer la ferme de Léandre, évoquant « des travaux d’aménagement (irrigation, réseaux, accès) prévus », alors que la foncière a fait le choix de ne pas réinstaller de maraîcher sur cette ferme. À se demander si malgré son slogan « Et si vous faisiez pousser des fermes ? », TdL ne ferme pas aussi des pousses.
Giuseppe Queneau
*Foncière terre de liens, société en commandite par actions à capital variable, 81 M€ de capital et 2 M€ de fonds propres (terres ou bâti agricole). Ses actionnaires sont surtout des particuliers mais aussi Natixis, BNP, Crédit agricole, Caisse des dépôts & consignations, Biocoop… La foncière n’a pas donné suite à nos questions.
Baux parents
En partie pour éviter les aléas de l’éloignement de la foncière, Tdl Pays de la Loire a créé en 2018 Passeurs de terres, société coopérative d’intérêt collectif, qui a ravivé le bail « à domaine congéable » hérité d’usages fonciers finistériens remontant au XIVe siècle. Locataires des terres selon un fermage classique, les fermiers et fermières sont, le temps du bail congéable, considéré·es comme propriétaires des bâtiments et hangars agricoles. En fin de bail, ils sont obligatoirement rachetés par le proprio ou celui ou celle qui le reprend. Une convention des usages mesure aussi en fin d’activité les améliorations réalisées et les modalités de cogestion foncière entre fermier.ères et groupes d’accompagnement locaux, organisations paysannes, naturalistes, citoyen·nes. En espérant des rapports plus directs entre les paysan.nes installé.es et leurs soutiens. Plus proche du terrain.