Docteur François-Régis and Mister Hutin
Justice et liberté
Spécialiste de la soupe aux bons sentiments, François-Régis Hutin, le PDG de l’empire Ouest France, est un peu moins à cheval sur la morale chrétienne quand il s’agit de cuisine financière ou de gestion « sociale » du personnel.
François-Régis Hutin serait-il un saint homme ? La question mérite d’être posée à la lumière des éditoriaux qui éclairent régulièrement la première page d’Ouest-France d’un halo de tolérance, d’humanisme et de charité. Ce chantre des valeurs chrétiennes ne se contente d’ailleurs pas de tremper sa plume dans l’eau bénite : en qualité de PDG du quotidien, il va jusqu’à sacrifier les intérêts financiers de son entreprise sur l’autel de la « démocratie humaniste » qu’il appelle de ses vœux. Bref, François-Régis, comme le surnomment affectueusement ses collaborateurs, ferait bien de prendre garde s’il ne veut pas finir canonisé. C’est arrivé à des gens beaucoup moins bien que lui.
Le montage diabolique de mister Hutin
Tout irait pour le mieux dans le meilleur des quotidiens régionaux, si saint François-Régis n’était rongé par un mal secret. Il est en effet habité par un double, un odieux personnage, qui se manifeste rituellement lors des réunions d’actionnaires. Ce satané mister Hutin est l’âme damnée de François-Régis. C’est lui, par exemple, qui a contraint en 1990 le bon patron d’Ouest France à racheter son journal à la société capitaliste qui en était propriétaire depuis la Libération. Désormais on trouve deux structures distinctes à la tête du groupe, une gentille « association pour la défense des principes de la démocratie humaniste » qui protège le journal des puissances de l’argent et une redoutable société, la Sofiouest, qui gère les activités lucratives du groupe (en particulier les journaux gratuits). Non content d’encaisser de copieux dividendes versés chaque année par la Sofiouest, mister Hutin, le PDG, demande chaque année 80 millions de francs à l’association* pour rembourser les 512 millions (835 millions avec les intérêts) qu’a coûté le journal. Le tout en souriant benoîtement aux salariés, qui s’interrogent sur cette embrouille pas très catholique.
Des journalistes vacataires payés au lance-pierre
Mister Hutin ne se contente pas d’être un capitaliste avisé. Il se pique aussi de gérer le personnel. Et là, rien à voir avec François-Régis. L’emploi d’intérimaires sous-payés ne lui fait pas peur. Il existe ainsi quatre statuts de journalistes précaires au journal, du basique employé de rédaction au journaliste vacataire supérieur, taillables et corvéables à merci, disposant pour les premiers d’une convention collective proche de celle des femmes de ménage. Ils sont ainsi une bonne centaine, éparpillés dans toutes les rédactions du journal, à suppléer aux journalistes en titre, débordés par la confection des trente-huit éditions quotidiennes. Certains doivent signer de nouveaux contrats tous les week-ends pour éviter au journal de leur payer les charges dues aux pigistes réguliers. L’un d’entre eux, employé pendant cinq ans avant de se faire remercier, a comptabilisé plus de cent quatre-vingts contrats de travail temporaire.
De l’art de jouer du ciseau
Dernier dada de mister Hutin : la police de la ligne éditoriale. Il ne peut tout de même pas laisser ce gentil séminariste de François-Régis s’occuper tout seul de choses aussi sérieuses. C’est pourquoi il trafique de temps à autres la une du journal, taillant allègrement dans un éditorial, comme ce fut le cas en juin dernier, au grand dam de l’auteur, ou imposant une illustration de son choix, comme lors des grèves de décembre où il exigea la parution d’une photo couleur d’usagers en colère. Grand seigneur, mister Hutin laisse toutefois François-Régis s’épancher au-tant qu’il le souhaite lorsque ce dernier se sent une âme de grand reporter. Il ne lésine alors pas sur la place accordée : des séries de pleines pages passionnantes sur la vie quotidienne dans les méandres du fleuve jaune. Oubliant pour l’occasion la sacro-sainte règle répétée à l’envi à tous les journalistes de la maison : « Deux feuillets maxi coco. » Il faut croire que c’est à ce prix qu’il cohabite avec François-Régis dans la peau du PDG d’Ouest France, dont la souffrance intérieure doit parfois se révéler infernale. Fort heureusement la religion a tout prévu pour ce genre de dilemme : le confessionnal.
* Le montage financier est en fait plus complexe : Ouest-France est passé en 1990 sous la coupe de Ouest France S.A., filiale à 99,9 % de la SIPA, elle-même propriété de l’association.