L’esclavage à Nantes, une affaire qui marche
Boîtalettrisme
Inutile de lapider les distributeurs de pub qui encombrent votre boîte aux lettres. Leurs patrons s’en chargent, au lance-pierres.
C’est toujours un plaisir de recevoir le canard municipal Nantes Passion dans sa boîte aux lettres. Ça l’est beaucoup moins pour les traîne-caddies qui le trimballent. Les bonnes nouvelles de la Ville et les prospectus publicitaires aussi lourds à lire qu’à porter sont notamment distribués par SDP, qui semble n’être toujours pas au courant que l’esclavage a été aboli il y a cent cinquante ans. Cette société est sise, comme il se doit, quai des Antilles.
Les coups de fouet en moins, un distributeur SDP est corvéable à merci, pour un salaire qui frôle le bénévolat . Ainsi, une partie de la tournée de travail n’est pas rétribuée, celle qu’on ne voit pas dans les rues, passée au dépôt à attendre sa feuille de route, à trier au bas mot deux cents bons kilos de prospectus pendants deux à trois heures à son domicile, puis à les charger dans sa propre voiture, parfois ne surcharge illicite, jusqu’à six cents kilos.… Certains distributeurs ont atteint huit heures d’attente et de préparation sans toucher un kopeck.
La fraîche ne commence à tomber qu’avec la distribution dans les boîtes aux lettres proprement dites, sur des zones d’environ un millier de boîtes (excellent exercice pour se muscler les bars). Une fraîche rafraîchissante : 8,28 centimes le Nantes Passion distribué avec un quelconque prospectus. Soit dix-sept francs de l’heure pour cinq heures de marche à pied. Salaire brut s’entend. Et il ne s’agit là que d’un exemple moyen, la grille des salaires variant selon l’assiduité et l’ancienneté.
Résultat des courses : certains distributeurs se voient appointés 70 heures payées… pour parfois 90 ou 100 heures réellement effectuées. Ce qui fait généreusement 2 100 F net par mois. Histoire de changer régulièrement de paire de baskets.
Détail, ces négriers modernes pratiquent le travail dans la joie : les piles de prospectus à distribuer sont marquées au fer, pardon à la peinture, afin de repérer les tire-au-flanc qui s’en débarrasseraient trop vite. On n’est jamais trop prudent avec ces fainéants de pauvres.
Les infractions au code du travail relevées dans cette branche par les syndicats – et transmises à l’Inspection du travail*- sont pléthoriques : « Absence totale de contrat de travail, indication approximative des heures mentionnées sur les bulletins de salaire entraînant un préjudice en terme d’ouverture aux droits sociaux, de retraite et de cotisations sociales s’analysant en de élit de travail dissimulé, paiement à la tache entraînant des revenus souvent inférieurs à la moitié du SMIC horaire, paiement des salaires plus d’un mois après avec obligation de venir chercher son chèque au dépôt**, absence de visites médicales de pré-embauche et annuelles, présence des enfants sur le terrain de distribution avec les parents ou participant au tric de documents… ». Bref, un gentil petit job « d’appoint », comme se défendent les sociétés mises en cause, qui invoquent un « statut de libre gestion du temps de travail » de leurs employés.
Un tel miracle du libéralisme produit une branche extrêmement juteuse qui n’a pas, comme par hasard, de convention collective, malgré des négociations entamées il y a sept ans. Précision : la société SDP appartient à Spir communication, filiale du célèbre groupe humanisto-démocratico-chrétien de l’Ouest de la France. Ses annonces de recrutement laissent rêveur : « 1,650 milliards de francs de chiffre d’affaire, 2300 collaborateurs … » Mais n’est-il pas écrit que les pauvres ici bas seront les premiers au ciel ? Ce n’est pas François-Régis Hutin qui nous démentira.
Victor Schershoel
* Martine Aubry soi-même a été saisie du dossier.
** Pour des raisons diverses et variées, nombre de distributeurs ne viennent pas chercher leur salaire. En 1997, selon la CFDT, SDP a économisé de cette façon 5,13 millions de francs !