Un lecteur mécontent
Phare Ouest
Un expert judiciaire, qui n’a même pas payé son numéro, sort le lance-requêtes contre La Lettre à Lulu. Mobilisation de la maréchaussée, perquisitions au domicile des victimes, analyses scientifiques des photocopies de l’article, un sacré remue-ménage pour un petit journal de rien du tout.
Bonne nouvelle : la justice a enfin retrouvé un train de vie convenable. Elle peut enfin consacrer les moyens nécessaires au rétablissement d’une certaine tenue dans le département de Loire-Inférieure. La machine judiciaire s’est ainsi attelée, cet été, à faire rendre gorge à une publication éminemment dangereuse pour la sécurité de la République et le bien-être des honorables citoyens : La Lettre à Lulu. Il faut dire que cet « irrégulomadaire satirique », pour rester poli, aurait eu l’aplomb, dans sa dernière livraison*, de contribuer à mettre en doute l’impartialité d’un expert judiciaire en bâtiment. Le fait que cet expert ait des relations haut placées, et notamment un proche parent premier président d’une cour d’appel voisine, n’a évidemment aucun rapport avec ce déchaînement soudain de la colère publique.
L’histoire commence le 6 juillet dernier lorsqu’une équipe de France 3 tente d’en savoir un peu plus sur l’article de la dernière Lettre à Lulu intitulé « L’expert couvre les toitures qui fuient ». Le dit expert refuse de répondre aux questions et menace de porter plainte si l’affaire devient un peu trop publique. Ce qu’il fait dès le lendemain, alors que la télé interroge l’une des victimes de malfaçons citées dans le journal. Rien que de très logique s’il se sent diffamé. Plus curieuse est la façon dont l’enquête est menée. Le mardi 17 août au matin, Gilles Thomas, une autre des victimes, qui attend depuis trois ans d’emménager dans une maison qui fuit, voit débarquer chez lui une voiture de gendarmerie. Les représentants de la maréchaussée pénètrent dans son habitation provisoire et se livrent, sans autre forme de procès, à une perquisition en règle de toutes les pièces, y compris les chambres des enfants, devant le petit dernier âgé de trois ans et demi. Ils emportent non seulement des pièces du dossier qui oppose Gilles Thomas à l’expert, mais aussi des documents personnels, comme des recettes de cuisine de madame Thomas, qui n’en dormira pas pendant plusieurs nuits. Les pandores, qui affirment agir sur commission rogatoire d’un juge de Saint-Nazaire, demandent ensuite à Gilles Thomas de les suivre à la gendarmerie, où il est interrogé pendant plus de trois heures. On lui demande qui a écrit l’article sur l’expert, quels documents ont été communiqués au journal, et on lui conseille amicalement de ne parler à personne de cette perquisition.
Le scénario se reproduit le lendemain chez Bruno David, agriculteur à la Chapelle-Launay près de Savenay. La perquisition dure deux heures et les gendarmes vont jusqu’à emporter le magnétophone des enfants. Dans les deux cas les citoyens perquisitionnés comprennent à demi-mot que les enquêteurs recherchent des échantillons d’écriture manuscrite. Des photocopies de l’article incriminé aurait été envoyées anonymement au palais de justice de Saint-Nazaire et les gendarmes auraient pour mission secrète de retrouver l’auteur des enveloppes. Une mission de la première importance quand on sait que le journal est disponible chez tous les bons revendeurs, notamment dans une librairie voisine du palais. Cela n’empêche pas les pandores de relever les caractéristiques du photocopieur de l’exploitation agricole, et d’annoncer qu’ils vont faire procéder à des analyses scientifiques des documents.
Ces perquisitions, évidemment infructeuses – les victimes ne se cachent pas de diffuser publiquement La Lettre à Lulu – et ces interrogatoires serrés ne sont toutefois pas perdus pour tout le monde. Ils ont naturellement pour effet d’effrayer les victimes qui ont témoigné pour La Lettre à Lulu, et permettent aux enquêteurs de tout connaître sur l’enquête du journal, sans le lui demander. Mi-septembre, après une série d’interrogatoires complémentaires, principalement des membres de l’association Ami 44, constituée par les victimes de malfaçons, l’auteur présumé de l’article est convoqué à son tour par les gendarmes, un brin embarrassés par tout ce foin. Il n’est pas question de ces étranges envois anonymes, mais uniquement de la façon dont ont été conduites les investigations journalistiques. Après un refus poli de se soumettre à cette étrange procédure, et afin d’obtenir des explications, le journaliste interrogé appelle le palais et apprend que ce dossier extrêmement sensible est piloté en direct par le procureur de Saint-Nazaire, qui ne souhaite pas s’expliquer. L’impudent est finalement mis en examen quelques jours plus tard, en même temps que le directeur de la publication, pour diffamation envers un particulier. Trois mois d’enquête, la mobilisation d’une gendarmerie, des heures et des heures d’interrogatoires auront été nécessaires pour en arriver là. Alors qu’un simple courrier recommandé eût été suffisant. C’est ce qui s’appelle utiliser un marteau-pilon pour écraser une mouche.
Albert Drosophil