L’art de faire moisir les vieilles dames

Publié par lalettrealulu le

Fuites organisées

C’est trop injuste : la justice l’empêche d’expulser la mémé de son logement, et le contraint même à faire de menus travaux pour donner au taudis un air vaguement étanche.

À l’aube du troisième millénaire, l’essor de la civilisation occidentale reste écorné par de tristes nouvelles comme celle-ci : un brave propriétaire vient d’être condamné à reboucher quelques trous d’une maison qui fuit de partout. Une masure infâme où s’obstine à habiter une vieille dame et son fils. Heureusement, la justice n’a pas contraint le brave proprio à remettre l’eau chaude, le chauffage, ni à refaire la charpente qui menace ruine, les fenêtres qui ne ferment plus, ou à gommer le moisi et l’humidité des murs. Demander à un propriétaire de respecter ses obligations légales, il ne faut quand même pas exagérer. Le proprio l’a bien compris : il a fait moins que le minimum.

Agent immobilier à Nantes pendant 23 ans, Marc Doucet est lâché en 1991 par son milieu. Une telle panade que la maison où il a placé sa mère est revendue à la barre du tribunal de commerce au voisin direct, séparé par 15 cm de parpaing. Le voisin, Jean-Louis Lecomte, fait une belle affaire en achetant la maison moins de la moitié de la dernière estimation d’expert, et surtout le terrain de 900 m2 près de la Jonelière. Sauf que l’acquéreur n’est que « nu-propriétaire », car la vieille dame dispose d’un droit à vie d’usufruit du logement, certifié par acte notarié depuis 1969. Le propriétaire y va quand même de ses sommations d’huissier pour obliger la dame à déguerpir, puis l’attaque en justice pour refus d’expulsion et « résistance abusive », comme une vulgaire squatteuse sans droit d’occupation des lieux. Il perd en première instance, reperd en appel. Et perd de plus en plus patience.

Un cadavre bien vivant

Pour l’expulsion, c’est raté. Reste l’usure pour écœurer la vieille dame qui, aujourd’hui âgée de 88 ans, reçoit ses soins à domicile. La maison est en mauvais état. Un constat d’huissier de mai 1999 établit que la toiture est « entièrement abîmée et affaissée », avec des « ardoises décrochées laissant la charpente découverte et à nu en plusieurs endroits », des « chevrons entièrement moisis », sans parler de pièces noircies par l’humidité et la moisissure, fissures, traces d’infiltration d’eau, trous béants dans la toiture, et la quarantaine de bassines recueillant tant que possible la pluie dans le grenier. Le chauffage ? HS depuis cinq ans. L’eau chaude ? terminé. Seul reste un point d’eau froide dans la maison. À l’aube de quel siècle, déjà ?

Marc Doucet est hébergé par sa mère dans la maison. Le voisin-propriétaire et son avocat lancent une rumeur : la dame serait décédée, le fiston ferait une dissimulation de cadavre ! Il faudra un constat d’huissier pour prouver la calomnie.

L’ancien agent immobilier tente de faire classer la bicoque comme insalubre par les services municipaux pour forcer les travaux urgents. « Si vous y habitez, c’est qu’elle est habitable », rétorque le fonctionnaire. Avec de tels raisonnements, les cartons où dorment les SDF devraient être classés en rez-de-chaussée luxueux.


« Le propriétaire a fait faire des devis, propose qu’on mette la maison hors d’eau, et on refuse l’accès des entreprises pour travailler. Il fait savoir ce qu’on veut », confie l’avocate du proprio, Me Ghislaine Sèze. Sauf qu’aucun devis, aucun courrier n’a pu être produit pour prouver la si bonne foi du si brave propriétaire. La seule entreprise à se présenter débarque sans prévenir juste avant l’audience de référé, avec de quoi rapiécer quelques ardoises, sans toucher la charpente pourrie. Ce qu’a effectivement refusé Marc Doucet, l’entreprise n’insistant pas, incapable d’offrir une garantie sur une toiture menaçant ruine. Le 30 septembre, le tribunal ordonne au proprio de faire de vagues travaux d’entretien de toiture et le raccordement à l’égout, mais pas plus. Deux mois après, la maison est raccordée à l’égout, mais pas plus. Le gourbi prend toujours l’eau. Le voisin humaniste attend patiemment que ses occupants jettent l’éponge.

D. Combres


Grands maîtres en reports

Le référé que Marc Doucet lance au printemps pour obtenir des travaux a été reporté quatre fois par les avocats des deux parties, sans que lui, le principal intéressé, n’en soit averti : un comble pour une procédure dite d’urgence ! Mais parfait pour ceux qui espèrent voir trépasser la mamie. L’audience ne s’est tenue qu’à la cinquième fois. Écœurée, une greffière du tribunal confie à l’ex-agent immobilier que la manœuvre d’avocats de connivence est très anormale. « Comme si les avocats jouaient à la baballe avec leurs clients, décidant ou non s’il y a lieu de les emmener jusqu’au procès », s’insurge Marc Doucet, remonté contre son défenseur de l’époque, Me Lhommeau, qui n’était, il est vrai, rémunéré que par l’aide juridictionnelle accordée aux clients sans ressources.