Ikea, on s’assoit dessus

Publié par lalettrealulu le

Tire-toi ou j’te kit

Quand Ikea communique sur ses valeurs, expose le bonheur de ses salariés et étale son soutien aux gamins du tiers-monde qui marnent pour le premier vendeur de meuble de la planète, mieux vaut aller voir derrière. Ou en-dessous.

Ikéa façonne l’esprit meuble. Esprit suédois, esprit maison. Esprit d’équipe, de famille. L’entreprise serait tellement vertueuse, exemplaire, formidable, généreuse, qu’on se demande s’il reste encore du temps de fourguer leurs meubles en kit. “Nous voulons faire savoir qui on est, et ce qu’on fait, claironne Christian Bonnard, le directeur du magasin ouvert il y a près de trois ans à Atlantis. Par exemple, nous avons créé une structure pour accueillir les écoles et leur expliquer ce qu’est Ikea(1)”. Faut dire que depuis qu’un documentaire suédois a révélé le travail des enfants pakistanais pour fournir des tapis moelleux aux joyeux consommateurs des pays nantis, la marque veut montrer une bobine avenante sur la question des marmots au boulot. D’où un partenariat intéressé avec l’Unicef, mais qui se limite à tenter d’“aménager” de quelques heures d’école le travail de ces gamins nouant les fils des tapis d’Orient pour que le gentil consommateur marche dessus. À Saint-Herblain comme dans les treize autres magasins en France, les vendeurs embauchés par Ikea ont une formation éclair à l’esprit maison, avec une vidéo où apparaissent ces mômes à leurs métiers à tisser. Avec le discours humanitaire du programme Unicef “qui n’empêche pas le travail des enfants, mais la scolarisation partielle doit permettre qu’ils ne travaillent plus, un jour”, grince un salarié. Ne cherchez pas ici le panneau prévenant “fabriqué par des enfants, cet article est dix fois moins cher”, le coût du panneau risquerait d’alourdir le prix de l’article en question. Le commerce équitable ? Trop cher. La multinationale, premier vendeur de meubles de la planète, se contente du bon vieux commerce étiquetable.

Hic et aleas

On veut montrer qu’on peut équilibrer les performances commerciales et optimiser dans le même temps les ressources humaines en ayant un bon développement durable”, dit le directeur. Un blabla à la mode qui est légèrement taclé par quelques détails.

Passons sur ce que le père fondateur de la firme, Ingvar Kamprad, a présenté comme une erreur de jeunesse : ses accointances avec le parti pro nazi suédois, révélées en Suède en 1994. “Au début j’ai été en contact avec deux organisations nazies et peut-être en suis-je devenu membre. J’ai oublié. Cependant après deux meetings au pur style nazi, j’ai laissé tomber”, a‑t-il écrit pour regretter cette faute anticipée de marketing. Il a oublié, c’est normal, il est âgé. Mais selon les investigations suédoises, il aurait suivi les partisans d’extrême droite pendant près de huit ans, jusqu’à ses 25 ans. Passons aussi sur la polémique née l’été dernier en Suède sur la contradiction entre les valeurs de simplicité et d’économie prônées par le père fondateur et sa manière de planquer ses biens immobiliers et sa fortune. Il vit à Lausanne pour échapper au fisc de son pays, et a qualifié de “cabane de pêcheur” une confortable villa de 300 m2 dans un domaine de 240 ha dans le nord suédois(2). Et pour une biographie à sa gloire, il a négocié avec une journaliste l’escamotage d’une propriété viticole en Provence. Le standing n’était pas conforme au mythe. Dans un publi-rédactionnel(3), le directeur d’Ikea Saint-Herblain se félicite de la politique de ressources humaines “très axée sur la simplicité, l’humilité et la solidarité”. Toujours le credo du fondateur. Le dirlo local ose même le concept d’un “modèle socialisant” d’une société qui “épanouit les gens(4)”.

Ne me kit pas

Au pays du sourire en kit, l’ambiance est apparemment au beau. Le tutoiement est obligatoire, tout comme le parcours pour les clients fléché au sol, sans possibilité de marche arrière, que certains visiteurs revêches s’obstinent à trouver “totalitaire”. Que des grands mots. À Ikea, il faut choisir ses mots : “On peut parler, mais jamais revendiquer”, lâche l’un des 350 salariés, dont beaucoup de temps partiels forcés. Certains sont conviés à embaucher quelques heures avant pour boucher un trou. Refuser, c’est risquer d’être catalogué “n’a pas l’esprit d’équipe”. D’autres se voient d’abord reprocher leur “incapacité personnelle à gérer leur stress”, puis leur “manque d’esprit d’équipe”. Et la docilité s’accorde avec un esprit de famille forcé qui s’apparente à une réactualisation du paternalisme. Un familialisme de façade, en somme. Les mauvais sujets sont découragés, plus souvent poussés à la démission que licenciés. Mais dans ce cas, ils sont reconduits illico à leur voiture après s’être entendu dire qu’ils étaient virés. “Et on lui paye ses deux mois de préavis à rester chez elle pour éviter la zizanie(5)”, explique Marylène Laure, déléguée CGT, ajoutant que les augmentations se font au mérite après un entretien où chacun doit réaffirmer son accord avec l’Ikea spirit.

Le “turn-over du personnel très faible” revendiqué par le dirlo est balayé par le dernier bilan social : 2003 a enregistré 41,6 % de turn-over, soit un bond de 28 % par rapport à 2002, l’année de l’ouverture. À Ikea, les meubles tiennent grâce à des chevilles ouvrières qui s’usent.

(1) : Au pied de la tour n°123, octobre 2004, bulletin du Centre de communication de l’Ouest.
(2) : Libération,
24 août 2004.
(3) :
Magazine municipal de Saint-Herblain n°48, septembre 2004.
(4) : Ouest-France,
21 février 2004.
(5) : Ouest-France,
13 février 2004.