Le coup du lopin
La vie duraille
Employée de mairie, femme seule avec son bébé, cette maman est noire. Mairie et société des chemins de fer la voient comme un point noir, et n’ont trouvé qu’un terrain d’entente : l’éviction.
Ici, à Doulon, sur ces terrains dépendants du domaine public de la SNCF, il y a des jardins ouvriers où d’anciens cheminots binent poireaux et bichonnent patates. Et des familles installées tant bien que mal, dans des baraquements aménagés au fil des ans, dans des caravanes, des extensions sauvages dont personne ne s’est soucié. Autour, cabanes et remblais ont pris racine. L’eau, l’électricité sont branchées depuis des lustres. L’administration ferme les yeux.
C’est là que Sonia Looten est arrivée, en décembre 2002. Pendant cinq mois, elle défriche le terrain qu’on lui a attribué. Sa présence déplaît à l’entourage direct qui lui signifie nettement qu’elle devra partir. Gênée aux entournures, la SNCF résilie d’autorité le contrat de bail, et lui rembourse une année complète de loyer, alors qu’elle n’est pas là depuis cinq mois.
Elle s’installe un peu plus loin sur un nouveau lopin, avec toutes les autorisations, achète une caravane, installe un chalet après déclaration de travaux en mairie, obtient de la SNCF le droit de brancher un compteur électrique et un compteur d’eau tout ce qu’il y a d’officiel, paye la taxe d’habitation. Son adresse est connue de toutes les administrations, mairie (son employeur), CAF, sécu, impôts.
Auxiliaire à la mairie de Nantes depuis quatre ans, la jeune femme de 27 ans, née et adoptée au Zaïre, arrivée en France à l’âge de 7 ans, vient d’être titularisée comme agent d’entretien aux espaces verts. Juste avant son accouchement d’un enfant prématuré de deux mois. Devenue paria de proximité, elle a tout entendu. “Sale Noire”, “Retourne d’où tu viens !”, des gestes obscènes, et même “Tu mérites une balle dans la tête”. La famille voisine dément avoir dit ça, mais lâche en parlant de Sonia et d’Antony Gérard, un ami qui a fait les démarches pour le terrain et l’accompagne depuis dans sa résistance : “C’est pas des humains, c’est des démons !”. Sans qu’on sache vraiment ce qu’ils leur reprochent.
Un jour, un des frères du clan déboule, prétend qu’il est avocat, insinue des menaces : “Ton chalet est en bois ; ça brûle…” Il se montre très menaçant. Pour le faire sortir, Sonia empoigne une hache, Antony un marteau. Un appel anonyme la dénonce à la SPA. Les quatre chiens seraient maltraités, affamés. Deux bénévoles de la SPA se déplacent pour rien. Les poules et les chats vont aussi très bien, merci.
En mai 2003, la R5 de sa voisine lui fonce dessus, la rate, revient. Sonia recule au dernier moment. La plainte pour tentative d’homicide est classée un an plus tard, mais le clan voisin écope d’un rappel de la loi qui les a calmés depuis. Des deux côté des haies, chacun admet que, depuis cet incident, le calme est revenu. La SNCF a pris pourtant parti pour le clan des voisins. Faisant mine de n’avoir jamais été mise au courant des installations, elle demande instamment que tout soit démonté, dégagé, chalet, boîte aux lettres, compteurs, chiens, chats.
Prenant le même parti, la mairesse adjointe de Doulon, Catherine Touchefeu, demande l’expulsion de Sonia, sans tenter une médiation : “C’est trop tendu entre eux.” Pourtant, depuis la plainte pour homicide à coups de pare-choc et le rappel à l’ordre du procureur, la tension est tombée. Interrogés par Lulu, SNCF et mairie se renvoient la patate chaude. Cherchent la petite bête, prétendent qu’il y a eu de fausses déclarations. S’accrochent à l’utilisation non conforme du terrain, qui ne devrait être qu’un potager, pas une résidence permanente, admettant du bout des lèvres que le reproche pourrait cibler bien des occupants des parcelles alentour. Michel Py, qui gère ce patrimoine ferroviaire, reconnaît que d’autres habitent illégalement, dans des maisons sans permis de construire, que “ça échappe à son contrôle” et que “la Ville de Nantes ferme les yeux tant que ça ne pose pas problème”. Il a donc demandé à la jeune femme et à son bébé de vider les lieux le 30 septembre. Sans succès. Pour aller jusqu’à l’expulsion, il faut une décision de justice. “Il y a peut-être un racisme latent, je ne cherche pas à savoir qui a tort, qui a raison. Si l’occupation génère un problème, on règle le problème en rappelant que l’installation n’est pas conforme à un usage de culture. Je regrette qu’on en arrive là. C’est un peu bourrin”. Un vrai titre de polar : un bourrin dans le jardin du chemin de fer.