La tête dans les chiottes
Ombre
« Avant de penser à la réinsertion d’un détenu, il faut se préoccuper de sa dignité »(1), affirmait après l’effet « Vasseur »(2) le directeur de la prison de Nantes. Vous avez dit dignité ? La prison est une zone de non-droit absolu, où règne une seule loi : celle du plus fort.
Contrairement à ce que dit la chanson, dans les prisons de Nantes il n’y a pas qu’un prisonnier. Selon l’Observatoire international des prisons, la maison d’arrêt de Nantes détient entre 370 et 400 personnes(3) pour 110 places effectives, soit un taux d’occupation de 340%. Cela peut se raconter autrement : « J’ai dormi assis pendant soixante dix-huit jours, n’ayant pas de place pour étendre un matelas par terre dans une cellule individuelle où nous étions trois : 1,25 m² par détenu de surface d’évolution. Le médecin psychiatre à qui je demandais d’appuyer ma demande de mise en isolement sachant qu’on y avait forcément un lit, m’a simplement proposé des médicaments pour faciliter la circulation sanguine afin de mieux supporter mes courbatures.»
La surpopulation est sans doute la cause principale de cet univers sans pitié. « Comment gérer un espace ingérable, se demande un membre du personnel, dans l’architecture, dans l’encadrement en place, dans l’incarcération massive et le mélange des détenus ? C’est une terre sauvage, avec une forme de violence animale. »
Faire l’esclave
Tous les témoignages d’ex-détenus passés par la maison d’arrêt de Nantes ont les mêmes mots pour décrire « l’enfer ».« En prison, tu vis avec la peur au ventre en permanence, dans un climat d’insécurité complète. On morfle partout, en cellule, dans les couloirs, en salle de sport, dans la cour, les ateliers…» Tout se négocie, des clopes à la tranquillité. Souvent au prix d’un racket sur lequel l’administration ferme les yeux. Les plus faibles, les indigents ou les moins démerdards sont mis à contribution par leurs codétenus : « Vous n’êtes jamais tranquille dans votre cellule. Des nuits entières, je ne dormais pas, je craignais de me faire taper dessus sans raison.» Nettoyer la cellule, faire les lits, la bouffe et parfois « se faire monter dessus » sont le lot quotidien de ces prisonniers destinés à « faire l’esclave.»
Les « pointeurs » (délinquants sexuels), qui normalement devraient être mis à part, sont complaisamment livrés par certains gardiens qui « font leur publicité » à la violence des autres détenus. Ils vivent le calvaire d’une double peine, ressortent tuméfiés, violés, tatoués de force. Seuls les plus riches négocient leur relative tranquillité, au prix fort.
Le caïdat est insidieusement entretenu par une partie du personnel qui y trouve son compte. « C’est une forme d’autosurveillance, dit un membre du personnel, dans cet univers confiné où règne le chacun pour soi, t’as intérêt à raser les murs. » Et personne n’a intérêt à se plaindre, sous peine de se voir traiter de balance. « J’ai vu un jeune qui s’était fait mettre la tête dans les chiottes et pisser dessus.» Le nombre de personnes qui tombent « d’eux-mêmes » dans l’escalier ou dans les douches relève de la plaisanterie ordinaire. Personne ne voit ni n’entend jamais rien. Agents pénitentiaires ou anciens détenus, beaucoup disent la même chose : « Il y a des gens très bien en prison, qui tentent de faire leur boulot humainement. 20% des gardiens sont des types biens. Mais il y a aussi 20% de fieffés salauds, qui y exercent leur sadisme, très racistes, avec un très gros problème d’alcoolisme. Quant aux autres…»
Si beaucoup de détenus ne dorment plus, des membres du personnel voient leurs nuits peuplées de cauchemars : « Nous sommes tous responsables de cette barbarie. Je suis traversé par cette problématique de la complicité passive qui me réveille parfois la nuit.» L’opinion publique commence à être sensibilisée à cette situation indigne. Pour combien de temps et à quel prix ? Le directeur des prisons de Nantes fait ce qu’il peut. Et interpelle : « La question qui se pose aujourd’hui pour l’ensemble du parc est de savoir combien les Français seraient réellement prêts à débourser pour le rendre digne d’une démocratie moderne.»(4)
(1) Ouest-France, 9 février 2000.
(2) La parution du livre Médecin-chef à la prison de la Santé, Véronique Vasseur, Cherche-Midi éditeur.
(3) Chiffres donnés par l’OIP en juillet 1999.
(4) L’Hebdo de Nantes, 27 janvier 2000.