Aidez la ville. Braconnez un clodo !
Métropole pourtant attractive, Nantes peine à chasser ses traîne-misère de la rue. Malgré la prohibition pour les traînards du pavé, une brigade de semi-flics vrais pions de la rue, des bancs trop courts et des grilles à enfermer les coins, c’est pas avec des mesurettes qu’on arrivera à relever la cote de l’immobilier.
Les pauvres, y’en a marre. Toute cette misère à la rue, c’est de leur faute. D’ailleurs c’est simple, supprimez les pauvres, et la misère est aussitôt éradiquée. Modeste, la Ville de Nantes s’y emploie sans le clamer haut et fort, tournant courageusement le dos aux sirènes de la médiatisation.
Enfermer les coins
Première mesure : rétrécir l’espace disponible en fermant des “petites voies propices aux troubles à l’ordre public”, donc forcément criminogènes, même si aucune donnée statistique ne vient justifier ces graves périls. D’ici 2005, vingt-cinq ruelles et courettes seront enfermées derrières des grilles, avec code d’accès et passe ton chemin la canaille errante des centre-villes. “Dans le cadre de l’aménagement et de l’embellissement du centre-ville, mais aussi pour renforcer la sécurité et la tranquillité publique”, dit Nantes-Passion*, organe municipal qui a de bonnes sources. Accessibles, ces espaces cachés rendaient le centre trop permissif, handicapaient le pouvoir de répression envers les victimes de la misère, qui doivent rester sous contrôle, surveillables.
La cité sécuritaire est en édification permanente. Aux portes de l’agglo, on sécurise les abords des villes en interdisant l’accès aux caravanes des gens du voyage, avec des portiques empêchant leur passage sur le parking des centres commerciaux, et des gros blocs de pierre dissuasifs devant les terrains vagues. Haussmann avait ouvert Paris aux canons des Versaillais, et ces artères dégagées ont vite montré leur efficacité contre les Communards. Ayrault se contente d’obstruer les recoins en espérant faire reculer l’intranquillité. Si besoin, le canon à tirer dans les coins viendra mater les rebelles à l’embellissement urbain.
Prohibition de plein air
Comme ça ne pouvait suffire à rassurer le bourgeois (prononcer “électeur centre-villien”), un autre arrêté municipal vient mettre bon ordre en interdisant toute consommation d’alcool dans les rues du centre. Pour la picole sur le pavé, 38 rues et places du “cœur de ville”, comme on dit chez les urbanistes, sont sous régime de prohibition. Justifié par un “nombre croissant de plaintes déposées pour troubles causés par des personnes en état d’ivresse sur la voie publique”, l’interdit a ses dérogations : “les terrasses de café, de restaurant, et les grandes manifestations festives”. Pas question de fâcher le commerce limonadier ou la Fête de la musique. Le collimateur de cet arrêté ne vise que les marginaux dépenaillés, punks en déglingue, sans-abri, clochards et autres errants inquiétants. L’ivresse sur la voie publique tombe déjà sous le coup de la loi, mais il fallait renforcer l’appareil répressif, et surtout adresser un message fort pour rassurer les contribuables riverains et les marchands ayant vitrine sur rue. On va pas fâcher le tiroir-caisse et les beaux zévènements festifs.
L’espace bien rangé
“C’est de l’arrêté anti-mendicité revu et corrigé”, disent les travailleurs sociaux. Lors de la journée du refus de la misère, Médecins du Monde dénonçait les arrêtés anti-mendiants comme des “moyens répressifs à l’encontre les personnes à la rue, dérivant vers l’interdiction de présence dans les centre-villes”. Salauds de pauvres ! Au même moment, Ayrault annonce fièrement que la Ville rachète aux Brasseries de La Meuse le site de l’ancienne carrière de Miséry, ainsi dénommée parce pour avoir donné refuge aux miséreux. ***. Aujourd’hui, les miséreux doivent débarrasser le plancher, et la bière est hors-la-loi. Le cœur de ville sur la main, et la main au colbaque, Nantes rend la vie impossible aux SDF. Sans le crier sur les toits, Nantes-la-tolérante succombe à l’idéologie du “defensible space” importée des États-Unis. Les résultats sont limités : la mise à l’écart de naufragés de la société traîne : ils s’obstinent à ne pas fuir les centre-villes. Le comble, c’est qu’un tel traitement de l’environnement “contribue en même temps, par l’ambiance paranoïde qu’il crée, à entretenir voire à accentuer le sentiment général d’insécurité”, comme le souligne l’urbaniste et sociologue Jean-Pierre Garnier, spécialiste de ces questions.
Haro sur les marjos !
En 2003, quand une convention est signée avec Ayrault pour élargir les missions de la police municipale, le préfet congratule ces flics locaux pour avoir arrêté des petits trafiquants de drogue et les avoir livré à la vraie police. Le préfet s’était félicité de cette “réappropriation des espaces publics livrés aux marginaux et aux jeunes délinquants”*. Rien que ça. L’hommage fleure bon la stigmatisation de populations embrouillogènes, marginaux et jeunes, tous abominables épouvantails à bourgeois, dignes séniors et respectables pros de l’immobilier, honorables cafétiers et éminents commerçants. A qui profite le maintien de l’ordre ?
La ruée vers l’ordre
En mai 2003, la municipalité a mis en place une équipe de “médiateurs de rue” chargés de “favoriser la coexistence entre ces marginaux et mendiants d’un part et les riverains, commerçants et usagers du centre-ville d’autre part”, tout en rappelant aux SDF “les règles de comportement minimales” et en “réalisant un véritable travail social auprès de ces populations afin de les conduire vers des démarches d’insertion durable”, comme l’a expliqué Dominique Raimbourg, l’adjoint à la sécurité, au conseil municipal d’avril 2003. Une autre adjointe, Michèle Meunier, a depuis reconnu que cette équipe qui ne propose ni accompagnement vers d’autres structures, ni démarche de soins ne faisait pas de travail social. D’ailleurs, ils dépendent de la mission “prévention et tranquillité publique”, et non du secteur social de la Ville. Et l’annonce du recrutement parue dans Actualités sociales hebdo indiquait que cette mission de service public incluait de transmettre les informations aux services de police et de justice. De leur côté, les vrais travailleurs sociaux au contact des SDF n’ont aucun contact avec ces médiateurs du trottoir, soupçonnés d’un rôle de supplétif de police et de “contrôle social”. Ambiguité de plus, les médiateurs opèrent en civil et leur mission n’est pas précisée aux sans-abri. Le Magazine, journal de la communication interne des agents municipaux présente ainsi leur mission : “créer un dialogue, aplanir les différends, réguler les comportements agressifs, orienter vers les partenaires les mieux placés pour répondre à ces besoins”. C’est surtout la vraie police qui profite de ce partenariat. L’urgence de rue n’a jamais eu de contact, hormis une rencontre de présentation de l’équipe, à sa création.
Un projets murs
“Quand ils passent dans un secteur, les squats sont vidés et aussitôt murés”, confient des travailleurs sociaux de l’urgence de rue. Les escouades de médiation œuvrent donc au maintien de l’ordre régnant sur une ville habitée “en bon père de famille”. La Ville qui a accueilli le Forum des Droits de l’Homme manifeste ainsi son sens de l’hospitalité à coups de parpaings. Une organisation délibérée de la suspicion, ciblée sur les victimes, pauvres types condamnés à l’éviction en douceur. L’idéal serait que ces marginaux démissionnent volontairement d’une ville invivable pour eux. Ces gens de trop peu sont toujours de trop. S’ils allaient traîner leur misère ailleurs, ce serait tout bénef pour l’image de la ville et les palmarès des cités “où il fait bon vivre” dans les magazines nationaux. La traditionnelle générosité de la ville, le droit de cité, disparaissent peu à peu devant les interdits, la surveillance et le quadrillage policier. Quant aux clochards, ou ils disparaissent tout court, ou ils vivent plus courts, sur des bancs en réduction. Le clochard du futur sera nain ou il ne sera pas.
* n°145, mai 2004
** Ouest-France, le 11 avril 2003.
*** Ouest-France, le 9 juin 2004.