Feuilleton – De l’or et du sang – 3

Publié par lalettrealulu le

La rengaine de la Bancale

Résumé des épisodes précédents

Deux morts mystérieuses et spectaculaires ont eu lieu à Nantes. Un employé de banque intempérant a été retrouvé noyé dans la fontaine de la place Royale. Un homme (non identifié à ce stade du récit – soyez patients, chaque chose vient à son heure), un homme a été poignardé à la porte même du conseil municipal. Ces deux décès, rien moins qu’accidentels, portent une signature, sous la forme d’une phrase retrouvée sur les deux cadavres : “Je vous annonce du sang, je vous promet de l’or”. Deux personnes en savent plus long. Une clocharde boîteuse surnommée La Bancale, qui évoque en marmonnant de sombres menaces. Une ravissante étudiante en lettres, la nommée Vendredi, qui a immédiatement reconnu l’inquiétante signature : une phrase prononcée par Fantômas, auquel elle consacre justement une thèse. Deux personnes, auxquelles il faut sans doute ajouter (et ce sans doute, lecteur perspicace, est soigneusement pesé) l’assassin lui-même.

Tous les garçons et les filles de mon âge

“Au moment même où elle perdait sa virginité, il conquérait sa virilité”. Éric n’était pas mécontent de cette phrase (Éric aimait les litotes). Elle prêtait sûrement à d’infinies discussions sur l’irréductible différence des sexes (et cette question lui tenait particulièrement à cœur). Elle avait également le ton définitif et excessivement dramatique des meilleurs romans populaires. “Au … moment … même …”. Fille, feuilleton, deux manières (hélas bien imaginaires) pour Éric de se rapprocher de sa seule réelle préoccupation : la ravissante Vendredi. Éric en était éperdument amoureux et il chantait souvent avec les Ronnettes, “Since the day I saw you, I’ve been waiting for you”.

Il pouvait bien attendre. Vendredi était avec lui d’une insouciance désespérante. Certes, ils se voyaient presque quotidiennement, et Vendredi témoignait à Eric la plus franche amitié. Car, hélas, hélas, les jeunes filles sont cruelles, qui prétendent ignorer le désir qu’elles suscitent. Au moment même où Eric allait remettre Be my baby, Vendredi frappa et entra sans même attendre la réponse.

Écoute-moi, il se passe quelque chose d’incroyable, quelqu’un essaie de ressusciter Fantômas, quelqu’un tue en citant Fantômas”. Et, les cheveux défaits, les lèvres presque blanches, elle brandissait Le train perdu.

Où la politique peut mener

La Bancale avait là ses habitudes. Il était 10 heures et, adossée à la vitrine de la Pharmacie de Paris, presque sur la place Royale, elle entamait sa première bouteille de Sénéclauze. Elle occupait chaque matin ce bout de trottoir, depuis cinq bonnes années. Les pharmaciens avait souvent essayé de la déloger, toujours en vain. La Bancale aimait les pharmacies, et aimait Paris. Elle avait, disait-elle, des raisons pour ça. Ces raisons mystérieusement évoquées le matin, elle les dévoilait plus volontiers, dans l’après-midi, après la troisième bouteille. Le plus souvent, elle les chantait. Parfois, elle les criait. “Elisabeth Robert, Eeelisabeth Rrobeert, 8 avenue de Ségur”. Les passants pensaient à Jean Gabin. Bien rares étaient ceux qui devinaient le drame que cachait la rengaine de la clocharde. Les deux prénoms accolés formaient son état civil. Tombés dans le plus profond oubli, ils avaient pourtant été sa gloire. La Bancale avait été Elisabeth Robert, éclatante ministre de la Santé. Un éclat bref, suivi d’amère déconvenues. Des revers, une démission, la cruauté de la course au pouvoir, une mauvaise blessure à la jambe qui l’avait immobilisée plusieurs mois, elle n’avait plus trouvé à Nantes un seul ami, ou même une seule âme charitable. Deux ans à peine après les fastes du ministère, elle vivait dans la rue, sans que quiconque, pas même un journaliste stagiaire ne se pose la question de sa disparition de la vie publique.

Ce jour-là pourtant, la bouteille de piquette ne fût pas vidée. La Bancale ne brailla pas son refrain. La nuit tomba et la clocharde n’avait pas bougé. Les yeux pour une fois presque vifs, elle fixait la fontaine de la place Royale et la trappe qui sur le côté conduit aux égouts.

À relire

Le premier épisode
Le second épisode