L’homme est un louche pour l’homme
Liquidator
Liquidé, le patron ne s‘attendait pas à être mis à contribution.
Dans tribunal, il y a tribut. Dans liquidateur, il y a liquide. Faut-il payer cash, en liasses, quand on y est sommé ? Ancien pédégé d’une société de deux salariés mettant au point des systèmes experts, rendant les ordinateurs artificiellement intelligents, réalisant un logiciel aidé par l’Anvar, Jean-Philippe de Lespinay, 56 ans, ne croit pas en la justice commerciale de son pays. Plombée par un passif réduit à 350 000 F après avoir remboursé des créanciers et obtenu l’abandon de la dette d’autres, sa société, Arcane, est mise en liquidation judiciaire en septembre 1995, à la demande de son patron ruiné. Ni le tribunal de commerce, ni le liquidateur, la société Vincent & Armel Dolley, ne trouvent alors à redire. Trois ans plus tard, tout était en sommeil quand le liquidateur se réveille : l’« arbitre de commerce » se fait grippe-sous. Le dossier charge le passif et a été réévalué, présenté comme deux fois et demi plus lourd, et l’ancien pédégé est accusé d’enrichissement personnel. Comme ça, de but en blanc. Tout doit se régler devant le tribunal de commerce. A moins que… « Avant examen éventuel par le Tribunal de commerce », le liquidateur se dit « prêt à étudier avec vous les modalités possibles d’une contribution volontaire à des conditions acceptables, dont ce tribunal pourrait alors vous décerner acte, vous évitant les inconvénients des sanctions prévues ». Cracher au bassinet pour éviter une condamnation ? C’est original. Ceux qui y verraient un genre de racket poli lisent trop de romans policiers. Il ne s’agit là que d’un accommodement financier, un modeste impôt sur la mauvaise fortune, une garantie contre les ennuis. Jean-Philippe de Lespinay prend la mouche, répond par courrier avec copie au président du tribunal de commerce, y accuse le liquidateur de biaiser les données de la société dans l’unique but de lui extorquer de l’argent.
Le ton monte, toujours par écrit. Le liquidateur rétorque qu’il va faire citer ce mauvais coucheur devant le tribunal de commerce pour le sommer de s’expliquer. Dix jours plus tard, c’est le président de ce tribunal Louis Verceletto, dans le civil un as du béton vibrant, qui admet à propos de la « contribution volontaire » : « Je veux bien convenir que sa formulation était maladroite. Je n’y vois rien qui puisse permettre de suspecter l’honnêteté de Me Dolley ». Tout en assurant que la somme versée n’assurait pas forcément l’impunité. Lespinay s’insurge à nouveau, trouve que les relations entre liquidateur et juge du tribunal de commerce ont des airs de cul et de chemise. Sans dire qui fait la chemise. C’est le meilleur moyen de se fâcher avec les deux. Mais le président du tribunal ne bronche apparemment pas et ne le convoque pas, malgré les demandes pressantes et énervées de Lespinay. Le liquidateur ne bouge pas non plus. Un an plus tard, mais aussi quelques semaines avant son départ en retraite, le juge Verceletto s’occupe du cas Lespinay. En catimini, sans le prévenir de la date d’audience, où il écope de dix ans d’interdiction de gérer. Le maxi prévu par la loi avec exécution immédiate, et appel non suspensif. Ce qui laisse pensif, et met illico de Lespinay hors-jeu comme gérant dans sa propre boîte. Entre-temps, l’infortuné patron avait monté une start-up pour relancer son innovation. La sanction fait tout capoter. Sanction la plus lourde disponible dans l’arsenal juridique. Une vengeance ? Allons donc. Ce sont là les aléas des allers et retours de fortune. Les tribulations d’un contribuable commercial mis à contribution par son tribunal.